Ce que les affaires de viols révèlent de la société indienne

La première victime avait 8 ans et la seconde a 16 ans. Depuis la mi-avril, deux affaires de viols suscitent une vague d'indignation en Inde - et ce ne sont certainement pas les dernières. Mais par leur nature, elles sont révélatrices des pesanteurs et des fractures de la société indienne.

Le premier crime a eu lieu en janvier dans le district de Kathua (Jammu-et-Cachemire). Asifa Bano, une fillette de 8 ans issue de la tribu des Bakarwals, des bergers nomades musulmans, a été kidnappée, droguée, séquestrée et violée à plusieurs reprises dans le sous-sol d'un temple hindou.Elle a ensuite été tuée et son corps jeté dans la forêt.
Huit suspects ont été arrêtés. Tous sont hindous et, selon la police locale, l’un d'eux voulait ainsi effrayer les Bakarwals pour leur faire quitter le district. Parmi les suspects figurent quatre policiers, qui auraient, en plus, fait disparaître certains indices.


L'autre affaire est plus ancienne : elle a eu lieu en juin 2017 dans le district d'Unnao (Uttar Pradesh).
Kuldeep Singh Sengar, 51 ans, un élu BJP (le parti au pouvoir) de l'assemblée législative de l'Uttar Pradesh, est accusé d'avoir violé, avec ses frères, une adolescente de 16 ans.
Début avril 2018, le père de la victime est allée voir les policiers pour les presser de poursuivre l'enquête. Il est mort en garde à vue dans des circonstances troubles, après avoir été arrêté et, semble-t-il, agressé par un des frères de l'élu accusé. L'autopsie a révélé la présence de 14 blessures. Sous la pression des médias, la police locale a fini par transférer le dossier au CBI, qui a arrêté le parlementaire et un de ses frères.

Les deux affaires ont provoqué des manifestations dans plusieurs villes.De nombreuses personnalités publiques, de l'opposition politique, de Bollywood et de la société civile, ont également exprimé leur indignation, dénonçant à nouveau la "culture du viol" qui prévaut dans ce pays aux traditions patriarcales.
"Est-ce que nous voulons vraiment que le monde d'aujourd'hui nous voie comme ça ? Si nous ne pouvons pas nous lever pour cette fille de huit ans, sans considération de genre, de caste, de couleur ou de religion, alors nous ne représentons rien dans ce monde...", a ainsi tweeté la championne indienne de tennis Sania Mirza.

De vives tensions communautaires 


Mais au-delà de l'indignation qu'elles suscitent, il faut décrypter dans ces deux affaires ce qu'elles révèlent des ressorts profonds de la société indienne.

En premier lieu, les tensions religieuses croissantes. Que des hindous aient voulu, en violant la petite Asifa, de chasser des nomades musulmans de leur district, en dit long sur la montée de l'intolérance religieuse en Inde depuis l'arrivée au pouvoir des nationalistes hindous du BJP en 2014.
Après l'arrestation de suspects, des militants et des élus nationalistes hindous ont bruyamment pris leur défense et réclamé leur libération. Un leader local du BJP a accusé les enquêteurs - qui sont musulmans - d'avoir arrêté des innocents.  

Leur procès a commencé le 16 avril et dans le Jammu-et-Cachemire, cette affaire attise d'autant plus les tensions entre hindous et musulmans que les rivalités entre les deux communautés y sont anciennes (elles datent de la Partition de 1947) et sont entretenues par les affrontements réguliers entre les séparatistes cachemiris musulmans et l'armée indienne.

Le viol d'Asifa, issue d'une communauté qui subit régulièrement des discriminations et des crimes de haine, illustre en tout cas le comportement d'une partie de la majorité hindoue à l'égard des minorités ethniques et religieuses. D'ailleurs, la petite victime a été enterrée loin de son village de Rasana car des habitants hindous, dans un ultime geste de rejet, lui ont refusé une sépulture plus proche. Sa famille, menacée, a ensuite fui le village.

Mais l'affaire a des retombées politiques. En visite à Londres le 19 avril, le Premier ministre Narendra Modi a été reçu par des manifestants et des banderoles lui reprochant l'implication de nationalistes hindous dans ce viol. Plusieurs dizaines d'intellectuels, d'universitaires et d'ONG féministes ont aussi signé une tribune dans The Guardian pour dénoncer "le rôle des soutiens de son propre parti dans la perpétration et la célébration de ces horreurs".  
  
Les rigidités sociales traditionnelles  


Ce viol - comme la plupart des autres crimes sexuels dans le pays - est par ailleurs révélateur de la stratification sociale du pays.
En premier lieu, il manifeste à l'évidence la domination masculine dans une société qui attribue traditionnellement aux femmes une position sociale inférieure.
Mais de plus, et surtout dans le monde rural, le viol traduit souvent une culture de classe : il révèle la force exercée par les dominants sur les dominés, par les riches sur les pauvres. .
Il fait d'ailleurs partie des multiples violences exercées à l'année sur les populations vulnérables, comme les basses castes (dalits), les paysan-ne-s pauvres, les minorités ethniques ou religieuses.

Cet ordre social explique en grande partie la large impunité des auteurs de viol. Les notables, les castes supérieures, les élus (1) et les membres de la majorité hindoue se savent protégés : la police, souvent corrompue, défend rarement les pauvres, les minorités religieuses, les basses castes.

Le fait que, dans l'affaire de viol de l'Uttar Pradesh, le père soit allé demander que l'enquête soit poursuivie, est révélateur de la fréquente inertie de la police dans les enquêtes de viols -- surtout si les suspects sont des puissants.
Une inertie qui explique aussi que seule une faible part des agressions sexuelles donnent lieu à des procès, et que parmi ces procès, seuls un quart débouche sur des condamnations.

Comment s'étonner, alors, que peu de victimes de viols aient envie de parler ? Le nombre de plaintes est certes en constante augmentation (38.000 en 2016) mais elles ne représentent que l'infime partie émergée d'un immense iceberg. En grande majorité, les victimes se taisent, portant seules la blessure et la honte, parce qu'elles savent qu'au poste de police, on ne les écoutera pas. Parce que dans 95% des cas, elles connaissent leur violeur (voisin, parent, employeur...) et craignent des pressions, des représailles. Et surtout parce que la société les juge déshonorées et responsables de leur  déshonneur.
Rongées par la honte et la colère, certaines se suicident. D'autres sont chassées de leur famille. Ou tuées par un frère, un père, dans un de ces "crimes d'honneur" qui subsistent dans le monde rural, où une famille défend sa dignité en éliminant sa fille désormais impure.

Le viol génère cette culture du tabou et du silence. On tait les crimes sexuels parce que, depuis des siècles, l'ordre social indien est en partie responsable de ces violences de domination. Enfin, elles sont si fréquentes que pour les médias, elles ne constituent même plus une histoire à raconter. Surtout quand la victime est une fillette nomade. Ce qui explique sans doute que le pays n'ait réagi que plusieurs mois après les faits.

 
Dans une vidéo diffusée sur Facebook, Ranjana Kumari, la directrice du CSR (Centre for Social Research, centre de référence pour les droits des femmes en Inde) a réagi à ces deux affaires de viol en demandant aux autorités de faire respecter les lois censées protéger chaque citoyen-ne-e, quelle que soit sa religion ou sa caste. Elle a aussi appelé les citoyens à s'insurger et à "dire non à cette culture" de l'impunité.

Depuis quelques années, une jeune génération urbaine réagit en tout cas en ce sens. Marquée par le viol collectif et la mort de la jeune Jyoti Singh, le 16 décembre 2012 à Delhi, cette génération combat aujourd'hui le patriarcat, les violences sexuelles, le sexisme et tous les conservatismes (voir mon livre : "L'Inde nouvelle s'impatiente"). Et elle refuse que les femmes vivent constamment dans la peur.

En 2012, pour Jyoti Singh, des centaines de milliers Indien-ne-es étaient spontanément descendu-e-s dans les rues de 52 villes du pays. Et pas seulement des étudiant-e-s (comme la victime), mais aussi des mères, des grands-mères. Et des frères, des maris, des pères. L'indignation avait alors traversé les castes et les religions. 
C'est cette même colère qui se manifeste depuis la mi-avril 2018, cette fois pour demander justice pour une petite nomade pauvre et musulmane, et pour un père qui voulait la vérité. Et la révolte de cette minorité urbaine révèle aussi quelque chose de la société indienne d'aujourd'hui.

Cette nouvelle vague d'indignation retombera, sans aucun doute. En attendant qu'une autre se lève, à l'occasion d'un nouveau scandale. Car lentement, une prise de conscience émerge. Finira-t-elle par bousculer l'inertie, par briser la honte des victimes ? Cette évolution sera évidemment très lente. 

En attendant, le nombre de viols de mineur-e-s ne cesse d'augmenter. En 2016, près de 20.000 cas ont été rapportés, soit une hausse de 82% en un an.  Mais comme pour les viols de femmes adultes, ces statistiques ne donnent qu'une idée partielle d'un phénomène beaucoup plus important et qui demeure en grande partie caché, lui aussi, sous une chape de silence.
 
(1) - Le pays compte 51 parlementaires (du Lok Sabha ou des assemblées d’États) impliqués dans des crimes sexuels. C'est le BJP qui en compte le plus (14). 


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- Ce texte est sous COPYRIGHT © Bénédicte Manier (il n'est pas permis de le reproduire sans autorisation. Toute citation partielle devra aussi impérativement donner la source.)
- Photos Madhu Bushan (manifestation du 15 avril à Jal Vayu Vihar Circle, à Bangalore) et Facebook.
- Vidéos CSR et YouTube.

(ce blog est personnel : ses textes et ses opinions n'engagent aucunement l'AFP, où l'auteure est journaliste)











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