Préserver l'eau, un enjeu écologique et socio-économique





 "Il fut un temps  où le Rajasthan ne manquait jamais d'eau, en dépit du climat désertique", m'avait dit Anupam Mishra quand je l'avais rencontré à Delhi.
 
Cet intellectuel engagé en faveur de la Gandhi Peace Foundation, spécialiste de l’eau, était l’auteur d’un livre remarquable sur les techniques traditionnelles de recueil des pluies. Au premier rang desquelles figuraient les baoli  (ou baori, ou vav), des puits à escaliers en pierre, construits entre le 4e siècle avant notre ère et le 19e siècle dans tout le quart nord-ouest de l’Inde et au Pakistan. 

   

Ces merveilles architecturales conservaient l'eau fraîche jusqu'à 60 mètres de profondeur et étaient parfois ornées de sculptures monumentales d'animaux, qui n'étaient pas seulement décoratives: "Quand l'eau atteignait les pieds de la statue du cheval, il restait 6 mois de réserve, et quand elle arrivait sous les pieds de l'éléphant, il n'en restait qu'un mois", m'avait expliqué Anupam. 

Un site collaboratif recense aujourd'hui  plusieurs centaines de ces puits, qui ont été abandonnés quand les colons britanniques les ont jugés insalubres. 
Mais l'abandon de ces sites de stockage a amorcé une pénurie d'eau. Puis le déboisement massif, à partir de la colonisation, et l'artificialisation progressive des sols ont érodé la terre, qui a moins absorbé les eaux de mousson. 

Enfin, l'arrivée de l'agriculture intensive a contribué à épuiser les nappes phréatiques. Elle accapare en effet 90% de l'eau consommée dans le pays, alors que l'industrie n'en prélève que 6% et le 1,3 milliard d'Indiens ... seulement 4%.

Avec tous ces facteurs réunis, et en dépit des travaux hydrauliques du 20e siècle, l’Inde a désormais chroniquement soif : le bassin de l’Indus est la 2e réserve d‘eau la plus sinistrée au monde, selon la Nasa, les nappes phréatiques sont en voie d'asséchement dans les deux tiers du pays et plus d‘un quart des Indiens  connaît un manque d'eau permanent. 

D'autres facteurs entretiennent la pénurie : un réseau vétuste qui perd jusqu'à 50% de l'eau distribuée, un retraitement insuffisant (seulement 10% des eaux usées), et une pollution qui rend inconsommable l'eau de nombreux fleuves. Enfin, le changement climatique rend les moussons plus capricieuses, alors que les températures montent (un record de 51° l'été dernier au Rajasthan !).

Or, l'Inde est une monsoon economy. Du niveau des réserves d'eau reçues pendant la mousson dépend l'abondance des récoltes et, en chaîne, de nombreux paramètres socio-économiques : l'inflation des prix alimentaires, l'importance des subventions agricoles, la balance commerciale (import-export de céréales),  la production d'électricité hydraulique, mais aussi l'exode  vers les villes de fermiers ruinés par la sécheresse.

Les solutions sont locales



Cette crise nationale a des répercussions en cascade. Dans les campagnes, les paysans multiplient les manifestations. Dans les grandes villes, les robinets ne coulent que quelques heures par jour et il faut acheter de l'eau à des camions-citernes privés - un mode d'approvisionnement qui favorise les trafics d'une mafia de l'eau.

La pénurie entraîne aussi des rivalités entre territoires : les émeutes de septembre 2016 à Bangalore, par exemple, sont dues aux querelles entre paysans du Karnataka et du Tamil Nadu sur l'utilisation des eaux du fleuve Cauvery.

Alors que faire ? Pour nombre d'experts, comme ceux du Centre for Science and environment (CSE) de Delhi, les solutions sont locales : il faut modifier les pratiques agricoles et retrouver le réflexe de stocker les milliards de litres d'eau apportés par les moussons. Cet organisme  promeut d'ailleurs la renaissance de ces savoir-faire anciens, qui ont démontré leurs efficacité. 

Dans le Rajasthan, les habitants du district d'Alwar ont montré la voie. Ils ont réhabilité les johads, ces bassins traditionnels conçus pour laisser les pluies s'infiltrer dans les nappes phréatiques. Cette région désertique a alors spectaculairement reverdi, devenant un oasis agricole où des rivières autrefois disparues se sont remises à couler.

Pour conserver l'eau, l'agriculture a été transformée : elle est désormais bio et basée sur des semences locales, adaptées au climat (j'ai raconté cette révolution écologique dans mon livre "Un million de révolutions tranquilles").

Plusieurs villages indiens ont suivi cet exemple, régénérant à leur tour leurs réserves hydriques et, ainsi, leur écosystème. L’État du Telangana réaménage aujourd'hui plus de 8.000 anciens réservoirs d'eau et plusieurs centaines d'autres l'ont déjà été dans le Karnataka. La collecte des pluies s'étend aussi dans des villes comme Chennai, Bangalore ou Delhi. Des solutions locales que la Banque mondiale préconise de reproduire partout dans le monde. 

L'Inde est aux prises avec une crise aiguë qu'elle est loin d'avoir résolue. Mais elle est aussi le laboratoire de solutions locales  qu'il faut observer. Car elles ont démontré que le recueil des pluies, associé au reboisement, restaure le cycle naturel de l'eau et contribue à freiner le réchauffement climatique.  


© Bénédicte Manier
(ce blog est personnel : ses textes et ses opinions n'engagent aucunement l'AFP, où je travaille)
















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