En Inde, l'émission qui bat les records d'audience est ... une série féministe

Son titre résonne comme un slogan : Main Kuch Bhi Kar Sakti Hoon : "Moi, femme, je peux tout accomplir". Et avec 400 millions de fidèles, cette série féministe bat les records d'audience télé. Retour sur un phénomène. 


"Main Kuch Bhi Kar Sakti Hoon" - qu'on appelle, pour faire court, MKBKSH - est l'histoire de Sneha Mathur, une jeune doctoresse de Bombay (Mumbai) qui retourne dispenser des soins dans son village natal de Pratappur. Et qui se heurte aux préjugés traditionnels et aux discriminations envers les femmes, qu'elle s'attache à combattre. 
Les épisodes abordent donc tous les sujets : la domination masculine, les violences de genre, la contraception et les grossesses non voulues, mais aussi le tabou des règles, la préférence pour les garçons - qui mène à l'élimination massive des fœtus féminins-, le mariage des filles avant l'âge légal ou le partage des responsabilités dans un couple.  

 Cette série éducative, dont la diffusion a commencé le 8 mars 2014, est produite par la Population Foundation of India. Et si elle reprend quelques codes des soap operas de Bollywood  - belle héroïne courageuse et vieux réactionnaires à moustache - elle fait passer des messages sans ambiguïté sur les droits des femmes.  

Et elle cartonne : les deux premières saisons (52 et 79 épisodes), diffusées les samedi et dimanche soir sur Doordarshan, la télévision publique indienne, ont cumulé 400 millions de téléspectateurs en 2014 et 2015 - soit l'équivalent d'un tiers de la population de l'Inde (1,3 milliard d'habitants). Ce qui fait de cette série TV l'une des plus regardées au monde. 

Dans ce total, il faut bien sûr compter les spectateurs de la diaspora indienne à l'étranger, qui reçoivent la chaîne via les bouquets TV. 
Mais la série connaît une extraordinaire popularité en Inde même, et jusque dans les plus petits villages : traduite en 13 langues, elle est en effet diffusée sur 16 chaînes régionales, ainsi que sur 216 radios et sur internet

Un succès qui a mené à sa rediffusion en 2017 et au tournage (en cours) d'une 3ème saison. Plusieurs stars de cinéma se sont même invitées au générique, comme Farhan Akhtar, l'acteur de Bollywood à l'origine de la campagne "Men against rape and discrimination" (les hommes contre le viol et la discrimination).

Une société en transition 


Avant de tourner, le réalisateur Feroz Abbas Khan,cinéaste multi-récompensé pour le film "Gandhi, my father" en 2007, a parcouru les villages de plusieurs États indiens (Himachal Pradesh, Madhya Pradesh, Bihar, Karnataka) pour bien comprendre la vie des femmes. 
Et s'il a pris la mesure de leurs défis quotidiens, il a aussi pu constater leur pouvoir de résistance et d'organisation au sein de self help groups. Si bien qu'au travers des personnages qui combattent les injustices, la série traite aussi de la shakti, la force des femmes, et de leur capacité à briser les contraintes d'une société patriarcale. On y voit par exemple la sœur de l'héroïne, Preeta, créer une équipe de football. 

Que MKBKSH soit devenue un phénomène de société n'est, au fond, pas étonnant. Car elle décrit une Inde en pleine évolution, au carrefour de plusieurs tendances contradictoires : les femmes y sont prises entre rôles traditionnels et opportunités d'indépendance, entre conformisme et transgression de l'ordre social. 

L'Inde est en effet une société en transition, encore pétrie de profondes inégalités de genre et où la position sociale des femmes reste fragile, mais où une jeune génération exprime ouvertement son féminisme. Même si celui-ci se heurte encore à des siècles de traditions et à l'action de groupes réactionnaires.
Par son réalisme, MKBKSH permet à chaque Indienne, quels que soient son âge ou sa condition, de s'identifier à l'un-e des personnages. D'où le succès d'audience. Les jeunes urbaines s'identifient évidemment davantage à la désormais célèbre Dr Sneha, incarnée par l'actrice Meinal Vaishnav, qui reçoit aujourd'hui des milliers de témoignages sur sa page Facebook. 
Une héroïne qui, pourtant, n'est pas Superwoman : elle hésite et se sent parfois démunie. Le réalisateur l'a en effet voulue "réelle et vulnérable", pour montrer que tout progrès est un combat. 





 


NB - Pour en savoir plus, suivre les liens dans l'article et voir cette bibliographie indicative sur les femmes en Inde:  
- Kamala Marius, "Les inégalités de genre en Inde", (Karthala, 2016)
- sur l'élimination prénatale des filles en Inde: Bénédicte Manier, "Quand les femmes auront disparu" (La Découverte 2008) et Christophe Z.Guilmoto : "La parenté, le marché et l'État face à l'aversion pour les filles en Asie" (revue Hérodote, 2010).
- sur les inégalités sociales : Jean Drèze et Amartya, Sen,  "Splendeur de l'Inde ? Développement, démocratie et inégalités" (Flammarion 2014). 
- sur la vague actuelle de féminisme : Bénédicte Manier "L'Inde nouvelle s'impatiente" (LLL, 2014)
Copyright texte B. Manier  - Photos tirées de la série et de Wikimedia Commons

(ce blog est personnel : ses textes et ses opinions n'engagent aucunement l'AFP)

    

Commentaires

  1. L'outil cinéma (notamment à la sauce Bollywood) est un moyen de sensibilisation performant ! Ravie que cette série permette la prise de conscience de plusieurs problématique de genre en Inde.
    Linda B.

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